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Nous proposons d’explorer, dans cet article, le concept d'intelligence
citoyenne. Nous cherchons à décrire à travers cette notion l'existence d'un
certain nombre de compétences, qualités, forces et autres talents présents chez
un individu et permettant d'orienter son comportement vers la recherche du bien
commun.
1.
Le comportement social positif
Les composantes du comportement social positif peuvent être nombreuses et
chacune mériterait d’être approfondie. Je vous propose d’en retenir 4 pour
donner corps à cette notion
·
Composante altruisme : entraide, solidarité, don, ….
·
Composante utilité sociale : sens du travail, valeur sociale de son
activité, engagement, résolution de problèmes collectifs….
·
Composante écologique : protection de l’environnement
·
Composante exercice positif du pouvoir : partage du pouvoir, authenticité,
indépendance, sens des responsabilités….
Il s’agit donc d’examiner les différentes aptitudes favorisant le
développement de comportements de citoyenneté : vertu civique, esprit
d’équipe, altruisme, entraide, éthique de l’intérêt général, souci du bien
commun, recherche d’un optimum social et…… protection de l’environnement. Cette
dernière composante doit d’ailleurs être placée au centre du référentiel tant
nul ne peut contester l’urgence d’apporter une réponse à ces enjeux. Nous
pourrions avoir de longs débats (par ailleurs forts utiles) sur le contenu à
donner au comportement social positif mais pas (du moins je l’espère) sur la
nécessité de sauver l’humanité du désastre environnemental.
Le comportement citoyen se caractérise donc par un certain type de rapport
à l'autre, au pouvoir, au sens de la vie et surtout à l'environnement. Nous pourrions développer une vision plus fine
en introduisant la notion de niveau et déterminer une échelle de citoyenneté.
Ainsi, on peut identifier différents niveaux d’altruisme : envers un
proche versus un inconnu, sur le plan des valeurs versus des actes….
Le comportement social positif tel que nous le proposons mobilise un
certain référentiel de rationalité. L’Homoéconomicus avec ses formes de
rationalités (arbitrage coût avantage sur le mode Avoir, court terme et
individuel) doit céder la place à l’Homoécologicus (mode Etre, long terme et
collectif). Le calcul des pertes et des avantages inclut alors un raisonnement
collectif et non plus individuel et intègre un horizon temporel différent comprenant
les générations futures. Prenons l’exemple de l’usage de la voiture. Si prendre
les transports en commun me fait perdre 30 minutes de temps par jour (moins de
temps avec mes enfants…) alors l’Homoéconomicus prendra la voiture dans un
calcul coût avantage basique mais si on se place sur un autre niveau de
rationalité alors le gain espéré pour les générations futures (nos enfants
pourront survivre…) sera bien supérieur du point de vue collectif aux quelques
pertes individuelles. Cette forme de rationalité me semble pouvoir porter le
nom d ‘intelligence supérieure.
1.
Définition de l'intelligence
Il va beaucoup être question d’intelligence dans cet article.
Consacrons donc quelques instants à explorer cette notion.
Il existe de nombreuses définitions de l'intelligence
« Aptitude d'un être
humain à s'adapter à une situation, à choisir des moyens d'action en fonction des circonstances » ; « Qualité de
quelqu'un qui manifeste dans un domaine donné un souci de comprendre, de réfléchir, de connaître et qui adapte
facilement son comportement à ces
finalités » (Larousse) ;
« Un ensemble de
compétences de jugement qui ne pouvaient être testées qu'en examinant des capacités cognitives de plus haut
niveau, telles que les compétences verbales et la compréhension sociale, plutôt que de simples processus
mentaux (Alfred
Binet et Theodore Simon,
1916) ;
Au fond, ce que nous appelons Intelligence est le fruit d’une
construction sociale et politique. Dire qu'il existerait plusieurs formes
d'intelligences n'est pas une idée neuve. Elle a notamment été travaillée
par Gardner[1]
à travers sa théorie des intelligences multiples. Ce dernier a développé une
approche extensive de l’intelligence. Il a ainsi remis en cause la domination
de l’intelligence logico-mathématique en mettant en évidence d’autres capacités
(musicales, interpersonnelles…) pouvant être appréhendées sur le registre de
l’intelligence.
Description des intelligences décrites par Howard Gardner
Ø Intelligence
linguistique
Ø Intelligence
logico-mathématique
Ø Intelligence spatiale
Ø Intelligence
intra-personnelle
Ø Intelligence
interpersonnelle
Ø Intelligence
corporelle-kinesthésique
Ø Intelligence musicale
Ø Intelligence naturaliste
Ø Intelligence
existentielle (ou spirituelle)
On peut lire une société et son projet existentiel et spirituel aux types
d’intelligences qu’elle valorise. Dans notre système actuel (largement dominé
par la puissance économique et un rapport matérialiste au monde sur le mode
« Avoir »), la construction sociale de l'intelligence est
essentiellement issue du monde des mathématiques, des logiques de résolution de
problème, de capacités déductives ...d’une forme de matérialisme rattachée au
monde économique... Il est indéniable qu’il s'agit d'une forme
d'intelligence précieuse et il n'est nullement question ici de lui ôter toute
valeur mais il s’agit de plaider pour qu'une place, toute aussi grande, soit
accordée à d'autres types de dispositions socialement vertueuses.
2.
Intelligences, capacités, compétences, forces ou sagesses ?
Nous pourrions débattre longtemps de la
pertinence de qualifier de forme d’intelligence le type de dispositions que
nous allons analyser. Peut-être aurions-nous pu, en effet, parler de
compétences, de forces ou encore de capacités. Ces débats ne sont pas dénués
d’intérêts sur le plan théorique mais ne sont dans d’une grande utilité sur le
plan de leur usage politique. Ce ne sont que de mots que nous mettons sur une
réalité. Peu importe le doigt qui montre la lune car l’essentiel est de ne pas
perdre de vue la lune elle-même.
Ø La force politique du concept
d’intelligence
S’il me semble pertinent de qualifier
certaines dispositions citoyennes comme des formes d’intelligence, c’est que
cette notion nous permet de nous inscrire dans l’imaginaire méritocratique. Le
concept d’intelligence renvoie à un imaginaire social, scolaire et
démocratique. L’idée consiste justement à militer pour que l’intelligence
citoyenne soit au processus de sélection sociale ce que l’intelligence
mathématique est un processus de sélection scolaire. Il est en effet possible
de décrire l’existence de comportements de citoyenneté à travers le prisme des
capacités des individus et de sortir ainsi cette question du champ éthique auquel
elle est trop souvent associée. Être altruiste, protéger l’environnement,
servir l’intérêt général ne doivent pas simplement relever d’une appréciation
morale positive mais doivent être considérés comme l’une des formes les plus
élevée d’intelligence sociale et collective. En renvoyant cette
question à la sphère de l’intelligence, nous pouvons ainsi faire appel à
l’ensemble des dispositifs sociaux et symboliques associés. S’il est légitime
d’apprécier et de sélectionner en s’appuyant sur une certaine définition de
l’intelligence (mesurée à l’aide du QI) pourquoi ne serait-il pas légitime et
possible de sélectionner selon des référentiels d’intelligences
citoyennes.
Une société n’a pas seulement besoin
d’individus dotés de capacités cognitives exceptionnelles, elle a aussi besoin
de citoyens capables de donner du sens, de faire preuve d’empathie, de qualité
d’écoute, de sens du partage du pouvoir et surtout doté d’une grande
sensibilité environnementale….
La construction sociale des comportements
de citoyenneté sur le registre de l’intelligence nous ouvre les portes d’un
univers d’actions politiques riches en perspectives.
Citons Pierre Rabhi répondant à une
question sur l’intelligence de l’espèce humaine :
« Il y a un quiproquo de départ :
imaginez les extraterrestres très évolués qui étudient le comportement humain.
Comment voulez-vous qu’ils concluent que nous sommes intelligents? Car nous ne
sommes pas intelligents. Nous sommes évidemment grisés par nos miracles
technologiques, et l’humanité a été plus ou moins en harmonie avec la vie
humaine par obligation… Cela ne veut pas dire que l’humanité n’a pas causé des
dégâts : les humains ont beaucoup déboisé, beaucoup détruit. Tant que n’auront
pas compris qu’au commencement est l’inintelligence nous continuerons à croire
que nous sommes intelligents. C’est cela le quiproquo. Qu’est-ce qu’être
intelligent ? Est-ce sortir le premier de polytechnique ? Non. On peut sortir
de polytechnique et être un crétin[2].
»
3.
Analyse des intelligences citoyennes
Nous proposons de prendre
appui sur trois types de dispositions et formuler l’hypothèse qu’elles sont
productrices de citoyenneté. Pour postuler ce type de corrélation, nous nous
fondons notamment sur un certain nombre d'études issues de la psychologie
positive.
Les composantes de l’intelligence
citoyenne
1.
•Intelligence existentielle Citoyenne (IEC)
o
•Rapport au sens de la vie
o
• Rapport à la nature
o
•Rapport aux épreuves et la souffrance
o
•Rapport aux autres
2.
•Intelligence émotionnelle Citoyenne (IEC Bis)
o
•Travail sur la question de l'émancipation émotionnelle
o
•Travail sur la résilience
o
•Travail sur la bientraitance
3.
Intelligence psychologique citoyenne (IPC)
o
Travail d'actualisation de soi
o
Travaill sur la métaconscience
o
Travail sur la connaissance de soi
Nous proposons 10 capacités, comme pouvant
être constitutives d’un éthos citoyen. Autrement dit, nous postulons que si un individu
dispose d'un certain nombre de compétences sur le plan de la résilience, de la
bientraitance, de la connaissance de soi, du sens de relation aux autres, du
sens de la vie…... il sera aussi un citoyen plus abouti.
Examinons quelques-unes de ces
dispositions
4. Analyse de l'intelligence émotionnelle
Là aussi, l’idée que notre capacité à
gérer notre monde émotionnel puisse être considérée comme une ressource
positive n’est pas une idée neuve.
Cette dimension a particulièrement été
analysée par Goleman[3] et sa théorie de
l’intelligence émotionnelle. Il a popularisé ce concept en mettant en évidence
que nos succès, notre bien-être étaient fortement dépendants de la capacité à
mobiliser ce type de compétences. Il a ainsi proposé un certain nombre d’outils,
et notamment une définition des différentes composantes de cette intelligence
qu’il me semble utile de reproduire.
Composante de l’intelligence émotionnelle
·
La conscience de ses propres émotions est la capacité à reconnaître ses
propres sentiments.
·
L’affirmation de soi est la capacité à exprimer ses sentiments, ses
convictions et ses idées, et à défendre ses droits d’une manière non
destructrice.
·
La considération pour soi est la capacité à se respecter et à s’accepter,
en se regardant comme quelqu’un de « fondamentalement bien ».
·
La réalisation de soi se réfère à la capacité à réaliser ses potentialités.
·
L’indépendance est la capacité à gouverner soi-même ses pensées et ses
actions, à en avoir le contrôle et à ne pas être sous le joug d’une dépendance
émotionnelle.
·
L’empathie est la capacité à se rendre compte, à comprendre et apprécier
les sentiments d’autrui.
·
L’aptitude à entretenir des relations interpersonnelles implique la
capacité à établir et à maintenir des relations mutuellement satisfaisantes,
qui se caractérisent par un contact étroit et le fait de donner et recevoir de
l’affection.
·
La responsabilité sociale est la capacité à se montrer un membre
coopératif, actif et constructif de son groupe social.
·
L’aptitude à résoudre les problèmes est la capacité à identifier et à définir
les problèmes ainsi qu’à forger et mettre en œuvre des solutions
potentiellement efficaces.
·
L’épreuve de la réalité est la capacité à évaluer la correspondance entre
l’expérience vécue et la situation objective.
·
La flexibilité est la capacité à adapter ses émotions, ses pensées et son
comportement à des situations et des conditions qui changent.
·
La tolérance au stress est la capacité à supporter des coups durs et des
situations stressantes sans « s’écrouler », en faisant face au stress de façon
active et positive.
·
Le contrôle des impulsions est la capacité à résister à une impulsion, une
pulsion ou une tentation, ou à différer le passage à l’acte.
·
La joie de vivre est la capacité à se sentir satisfait de sa vie, à se
sentir bien avec soi-même et les autres, et à s’amuser.
Ø De l'intelligence émotionnelle à
l'intelligence émotionnelle citoyenne
L'intelligence émotionnelle est perçue comme positive essentiellement en
référence à un certain nombre de bénéfices individuels (réussite
professionnelle, amoureuse…) mais ne devrions-nous pas nous interroger sur la
nature du référentiel de performance mobilisé pour qualifier une disposition
“d’intelligence”. Prenons l’exemple de la disposition suivante “La joie
de vivre est la capacité à se sentir satisfait de sa vie, à se sentir bien avec
soi-même et les autres, et à s’amuser.”. Peut-on vraiment parler d’intelligence
si nous avons à faire à un bourreau ? Certes une telle disposition peut accroître
son bien-être mais ne pourrions-nous pas aussi voir cette disposition comme une
forme d’aliénation, contraire à la notion même d'intelligence ?
SI on adopte une lecture de l’intelligence émotionnelle en terme de bien
commun (IEC) alors une qualité n’est considérée comme une forme d’intelligence
qu'à partir du moment où elle permet d'inscrire son détenteur dans une démarche
d'intérêt général. C’est d’ailleurs peut-être la meilleure définition
possible de l’intelligence. Autrement dit, l'absence d'émotivité du bourreau
n'est pas perçue comme une forme d'intelligence même si elle lui permet de
réaliser plus sereinement sa tâche effroyable. La frontière entre
l'intelligence et l'aliénation est parfois bien mince ….
Ø S’affranchir des « Emotions Tyrans »
pour s’ouvrir à la citoyenneté
Le développement de comportements altruistes ou la construction psychique d’un
haut niveau de sensibilité environnementale nécessitent d'avoir effectué un
travail émotionnel permettant de s'être libérées des différentes chaînes que
peuvent représenter “les émotions tyrans”. La jalousie, l'envie, la cupidité,
la soif de pouvoir sont quelques-unes de ces émotions qui peuvent gouverner nos
vies. Chaque individu possède en lui des Emotions Tyran comme autant de filtres
à travers lesquels il voit le monde. La jalousie d’un homme l'empêchera de
devenir ce mari aimant et protecteur. La soif de pouvoir de cet homme politique
l'empêchera de quitter la scène alors que le contexte le nécessiterait…Non
seulement ces émotions ne font pas l’objet d’un processus social de régulation
mais on peut à bien de égards considérer qu’elles sont souvent exacerbées,
cultivées par notre environnement. La jalousie ou notre soif de reconnaissance
sont encouragés de milles façons (publicité, cinéma…) et nous fabrique un
certain type de rapport à l’autre et à l’environnement.
La puissance de « citoyennisation » de
l’intelligence émotionnelle se trouve dans sa force émancipatrice. Elle nous
fait sortir de notre enfermement émotionnel. Un homme gouverné par ses émotions
est un homme soumis aux puissances de l’envie, de la jalousie et de la colère. Lorsque
nous réussissons à calmer nos tempêtes émotionnelles alors le discernement et
la sagesse peuvent prendre place. Il me semble même que l’amour, l’empathie, la
bienveillance peuvent aussi se déployer.
Ø Décalage entre la maturité cognitive et
émotionnelle : des enfants émotionnels dans des corps de géants cognitifs
Il est possible de voir, dans la
catastrophe environnementale qui s’annonce le fruit d’un décalage entre le
niveau de développement cognitif de l’être humain (particulièrement élevé) et
son stade de développement émotionnel (particulièrement faible). Nous aurions
ainsi une subjectivité puissante sur le plan cognitif, nous permettant de
fabriquer des bombes atomiques, d’aller dans l’espace et en même temps, nous
serions incapables de naviguer dans le monde émotionnel, dominé par des
pulsions sexuelles, des quêtes de reconnaissance, des peurs et autres
jalousies… Des enfants émotionnels dans des corps de géants cognitifs. La
maturité émotionnelle est la clé qui peut ouvrir les portes du bien commun,
5. La puissance de « citoyennisation » de l’intelligence existentielle
Nous proposons d'explorer également des
dispositions de nature existentielles comme autant de facteurs favorisant de
développement de comportements de citoyenneté.
Pour explorer cette notion d’intelligence existentielle, nous
prendrons appui sur les travaux de Jean-Luc Bernaud[4]. Ce dernier a beaucoup analysé
les questions du sens. Dans son ouvrage consacré à l’étude de la psychologie
existentielle, il offre une synthèse des différentes théories pouvant être
mobilisées dans le domaine de la psychologie existentielle et les différentes
formes et contenus que l’on peut donner à cette intelligence à travers les
concepts d’authenticité, de questionnement, de sens de la vie….
On peut ainsi explorer le contenu possible
de ce type d’intelligence à travers un certain nombre d’échelles ou de
référentiels
- Echelle de la pensée existentielle
- Echelle de sens spirituel
- Echelle de quête existentielle
- Echelle du sens de la vie
- Echelle de l’angoisse de la mort
- Echelle d'authenticité
Composantes possibles de
l’intelligence existentielle
Etre intelligence sur ce
plan c’est
·
Se questionner ou méditer sur la nature de la réalité.
·
Passer du temps à penser au but ou la raison de mon existence.
·
Etre capable de méditer sur ce qui se passe après la mort.
·
Etre capable de trouver un sens et un but dans la vie et ainsi s'adapter à
des situations stressantes.
·
Etre conscient d'un lien plus profond entre soi et les autres.
·
Etre en mesure de définir un but ou la raison de ma vie.
·
Méditer souvent sur le sens des événements de ma vie.
·
Trouver un sens aux échecs.
·
Voir les problèmes et les choix plus clairement dans des états de
conscience plus élevés
·
Eté capable de prendre des décisions en fonction de mon but dans la
vie.
·
Reconnaître les aspects non matériels de la vie.
·
Trouver un sens et un but dans mes expériences quotidiennes.
Au fond, il est assez évident de déduire
de l'existence d'une intelligence existentielle les comportements citoyens car
lorsque vous vous posez suffisamment de questions touchant au sens de la vie et
pour peu que vous ayez la chance d'effleurer quelques réponses alors elles vous
mèneront certainement sur les chemins existentiels les plus vertueux : protection
des générations futures et transformation positive du monde.
Ø Le sens de la vie
Permettez-moi d’approfondir une des
composantes de cette intelligence
Elle réside dans la capacité à développer
une expertise du sens et des sens sociaux et symboliques. Les individus
disposant de ce type d’intelligence réussissent à déceler les enjeux parfois
cachés des différents espaces sociaux. Ils possèdent une forte capacité à
percevoir et à orienter leur comportement en fonction d’enjeux jugés
supérieurs. Ils savent lire les cartes symboliques des mondes sociaux au
sein desquels ils naviguent. Ils savent se diriger sur ces cartes vers les
ports importants (les relations aux autres….) et ne pas céder aux
sirènes de la réussite, de l’argent ou de la compétition.
L’intelligence existentielle nous permet
de nous libérer des enjeux des espaces sociaux (gagner un match, acheter une
maison, réussir professionnellement…) pour accéder à une dimension plus
profonde de l’existence (transmettre, laisser une trace positive…). Il n’est
pas rare de pouvoir observer une fusion entre les enjeux de vie et les enjeux
d’une organisation. L’expression « perdre son âme » ne fait qu’exprimer cette
réalité : son âme est partie dans un univers qui n’est plus le sien. Où
va l’âme lorsqu’elle est libérée des enjeux des espaces sociaux ? Il me plait à
penser et à observer qu’elle se dirige du côté de la grandeur humaine que l’on
nomme bien commun.
6. La puissance de « citoyennisation » de l’intelligence psychologique
Antonia Csillik dans son ouvrage consacré
aux ressources psychologiques[5] apporte un éclairage sur
la notion d’intelligence psychologique. Elle nous donne un panorama des
différentes définitions possibles
Pour Applebaum, l’IP se caractérise par «
l’habileté d’une personne à saisir les relations entre les pensées, les
sentiments et les actions, dans le but de comprendre le sens et les causes de
ses expériences et comportements »
Pour Boylan ; l’IP peut se définir
comme « la capacité et la volonté d’accéder aux sentiments, d’être ouvert
à de nouvelles idées et au changement, de se juger et de se comprendre soi-même
ainsi que les autres, de s’intéresser à la signification à l’origine d’un
comportement, et de croire en les bénéfices de partager ses difficultés avec
autrui. »
Ce sont ainsi près de 15 compétences qui
sont mises en évidence à travers ce concept
Etre intelligent sur le plan
psychologique, c’est être capable
1.
de saisir les relations entre les pensées, les sentiments et les actions,
dans le but de comprendre le sens et les causes de ses expériences et
comportements
2.
de percevoir et comprendre les états internes d’autrui.
3.
d'ouverture aux idées nouvelles
4.
d'ouverture au changement,
5.
de croire en l’effet bénéfique de partager ses difficultés avec autrui,
6.
de s’engager dans des attitudes affectives et intellectuelles en explorant
“comment” et “pourquoi” soi-même et les autres se comportent d’une certaine
manière ».
7.
d’introspection (« inspecter à l’intérieur de soi »),
8.
d’intérêt pour ce que ressentent les autres.
9.
d’habileté à identifier les composantes intrapsychiques et de les mettre en
lien avec les difficultés d’un sujet
10.
d’intérêt et d’habileté pour ses états internes, ses comportements et ses
intérêts
11.
de la motivation pour accéder à la compréhension psychologique de soi,
12.
d’accéder aux sentiments,
13.
d’être ouvert à de nouvelles idées et au changement,
14.
de se juger et de se comprendre soi-même ainsi que les autres,
15.
de s’intéresser à la signification à l’origine d’un comportement,
16.
de croire en les bénéfices de partager ses difficultés avec autrui
Le concept d'actualisation de soi nous offre une autre lecture possible de
certaines dimensions de l'intelligence psychologique
Echelle d’actualisation de soi[6]
·
La personne qui s’actualise:
a. Est consciente de ses ressentis
b. A une perception
adéquate d’elle-même
c. Fait confiance à son
organisme
d. Est capable d’insight
e. Est capable d’accepter
des sentiments contradictoires
f. Est ouverte au
changement
g. Est consciente de ses
forces et de ses faiblesses
h. Est capable d’empathie
i. Est capable de se
décentrer d’elle-même
j. Vit dans le présent (l’ici maintenant).
k. A une perception positive
de la nature humaine
l. S’accepte telle qu’elle
est
m. A une perception
positive de l’organisme humain
n. Est capable de réactions
spontanées
o. Est capable de contact
intime
p. Donne un sens à la vie
q. Est capable d’engagement
r. Se considère responsable
de sa vie
s. Assume la responsabilité
de ses actes
t. Accepte les conséquences
de ses choix
u. Agit selon ses
convictions et ses valeurs
v. Est capable de résister
aux pressions sociales indues
w. Se sent libre d’exprimer
ses opinions
x. Se plaît à penser par
elle-même
y. Se comporte de façon
congruente, authentique
z. A un sens moral élevé
aa. N’est pas paralysée par le jugement des autres
bb. Se sent libre d’exprimer ses émotions
cc. S’évalue sur la base de
critères personnels
dd. Est capable de sortir
des sentiers battus
ee. A une estime positive
d’elle-même
ff. Donne un sens à sa vie
gg. Garde contact avec
elle-même et avec l’autre
hh. Peut faire face à
l’échec
ii. Est capable d’établir
des relations significatives
jj. Recherche des relations
basées sur le respect mutuel
À travers ces notions d’intelligence
psychologique ou d’actualisation de soi, nous pouvons porter notre regard sur
les capacités d’un individu à croître et postuler que cette tendance favorise
l’émergence d’un certain rapport au monde.
Nous naissons fragile. Nous héritons des
qualités mais aussi des filtres existentiels et émotionnels de nos pères et de
nos mères (que parfois nous pouvons appeler défauts). Nous sommes façonnés par
mille forces et angoisses. L’intelligence psychologique nous ouvre la porte de
la transformation positive, de la croissance psychologique. Pour cheminer sur
le route du bien commun, il nous faut apprendre à se connaître et disposer des
compétences pour tordre certaines de ces dispositions et les mettre au service
d’une œuvre supérieure.
7. Réflexion sur le chemin proposé
Peut-être êtes-vous surpris de constater
que dans ces propositions, il n'est nullement question de savoir. Pas de
doctrine sur le service public. Pas de grandes théories sur l'intérêt général.
Pas de grands cours de droit sur la notion de citoyen….
Vous pouvez m’enseigner l’éthique, cela ne fera pas de moi un homme juste.
Vous pouvez m’enseigner la psychologie, cela ne fera pas de moi un grand
psychologue. Vous pouvez m’enseigner la médecine, cela ne fera pas de moi un
grand médecin. Je ne peux être psychologue sans connaître ces sciences mais je
ne peux être un grand psychologue sans aller à la quête d’autres choses,
sans posséder cette autre chose qui s’appelle le sens du bien commun. Cet autre
chose est de l’ordre du développement émotionnel, relationnel et spirituel; ces
trois formes de compétences qui sont la caractéristique des grands
hommes.
Voici peut-être une vérité importante, contribution
modeste et essentielle : la citoyenneté ne s’enseigne pas directement. Elle est
l’aboutissement d’un processus de développement. Elle est l’enfant de la
maîtrise des émotions, de la bientraitance, de la quête de sens et du souci du
progrès personnel.
Nous allons donc considérer qu’une bonne maîtrise de son monde émotionnel
peut être associée à la capacité d’un individu à maîtriser les forces
émotionnelles négatives (jalousie, peur, colère, etc.) et laisser se développer des forces émotionnelles citoyennes.
La possession de dispositions relationnelles positives permet à l’individu de
s’inscrire dans la recherche de relations denses, bientraitantes et riches. À
travers la notion d'intelligence existentielle, nous pourrons mettre en avant
l’importance des questionnements existentiels, la capacité à se situer dans un
espace d’existence supérieur, à faire prévaloir des enjeux transcendants et
ainsi donner une dimension plus dense sa vie. Enfin, la troisième composante de l’intelligence que nous proposons est à trouver
dans la capacité à s’inscrire dans une quête d’actualisation de soi.
Il s’agit à travers cette expression de désigner la force des individus
cherchant à traverser la vie en tentant de croître sur de multiples dimensions
et ainsi de devenir une femme ou un homme meilleur.
8. Intelligence citoyenne et intelligence cognitive
Vouloir faire exister une intelligence
citoyenne n’enlève aucune valeur aux autres formes d'intelligences. Il est
d'ailleurs probable qu'une intelligence citoyenne non associée à de l’intelligence
cognitive « traditionnelle » ne donnerait pas les fruits de la
citoyenneté que l’on peut en espérer. Elle est une composante nécessaire mais
pas suffisante pour espérer produire une transformation effective du réel
Autrement dit, les bons sentiments ne
suffisent pas toujours….. Encore faut-il être doté de capacités à construire
les solutions. Il est nécéssaire que l’intelligence citoyenne ait pour
compagnon de route une forme d'intelligence cognitive. C'est dans le mariage de
ces deux talents que se situe les plus grands pouvoirs de transformation.
Nous voilà maintenant arrivés au bout de
la construction de notre édifice. Nous avons décidé de retenir trois capacités
comme constitutives d’une nouvelle forme d’intelligence citoyenne :
l’intelligence existentielle, l’intelligence émotionnelle et l’intelligence
psychologique
Nous n’avons fait que poser quelques
pierres en laissant en suspens de nombreuses questions : comment mesurer ces
formes d’intelligences ? Sont-elles toutes corrélées à des comportements
pro-sociaux ? Quels sont les possibilités effectives de les acquérir ?
Malgré toutes ces imperfections et
limites, il semble que l’arbre que nous avons planté peut donner quelques
fruits intéressants et je vous propose maintenant d’examiner l’un de ces
fruits : l’intelligence citoyenne comme outil politique.
Si ce type de qualités peut être
constitutive d’une forme d’intelligence alors elle doit faire l’objet d’une
action politique et technique au moins aussi élaborée et puissante que les
gigantesques forces que nous mobilisons pour cultiver l’intelligence
logico-mathématique.
J’espère à travers le prochain chapitre
apporter une contribution complémentaire à la question décisive sur un plan
politique de l’examen des talents utiles au fonctionnement social. Nous avons
jusqu’à présent tenté de compléter la lecture que nous avions de la notion d’intelligence
en lui donnant la couleur du bien commun. Nous nous sommes fait « psychologue
positif » en nous intéressant à des formes de ressources positives ou aux capitaux
positifs en lien nous pas avec le bonheur (pas directement) mais avec le bien
commun. Il nous faut maintenant nous faire « sociologue positif » et
tenter de comprendre la façon dont on peut irriguer les espaces sociaux de ces
talents. Autrement dit, les dispositions dont il est question sont aussi le
fruit de structures sociales (théorie des Habitus de Pierre Bourdieu). L’appel
à la « prise de conscience » face au désastre environnemental est
souvent (toujours ?) abordé sous un angle éthique ou prophétique. N’oublions
pas que nous sommes aussi et surtout les fruits des espaces sociaux que nous
fréquentons et que pour qu’une prise de conscience advienne il faut que certaines
formes de subjectivités soient possibles et peut être même (rêvons un peu)
encouragée….
Commençons donc l'exploration de la force
politique de cette notion d'intelligence citoyenne en nous intéressant aux
processus de consécration des aptitudes et talents individuels.
9. Un processus de dévalorisation symbolique de l'intelligence citoyenne ?
Tout d’abord, on peut s’étonner de la
faible place accordée à ce type de dispositions au regard de l'intérêt qu’elles
peuvent représenter. Il me semble, au fond, que mon raisonnement est d’une
grande banalité et en même temps porteur d’une vérité profonde et transformatrice
: si vous voulez une société gouvernée par des logiques de bien commun, il
faut que les élites qui la gouvernent soient habitées (habitus) par ce type de
dispositions. Par conséquent, il est nécessaire que les modes de sélection et
de consécration de ces élites soient principalement fondés sur ce type de traits
de caractères. Si les dispositions de prédation sont nécessaires pour
dominer au sein d'un espace social et/ou qu'elles font l’objet d'un processus
de reconnaissance voir de consécration alors vos élites se feront prédatrices.
Il se peut que vous ayez un fonctionnement social performant sur un plan
économique, technique et gestionnaire mais aussi un désastre humain et
environnemental.
Il faut s'imaginer les extraordinaires mécanismes
d’aliénation individuels et collectifs à l’œuvre pour que nous puissions
connaître avec certitude l’effroyable avenir climatique de nos enfants et ne
rien faire. Quelle ironie ! Notre
civilisation chérie comme jamais ses enfants. Nous les gâtons comme jamais dans
l’histoire de l’humanité tout en les conduisant à la catastrophe. Nous prenons
bien soin d’eux dans la voiture avec climatisation et jeux vidéo, voiture par
ailleurs lancée à 100 KLM/H contre un mur avec à coté les « passants sachant »
nous criant de changer de chemin. Mais rien n’y fait ! Le pire est que les
autres chemins qui s’offrent à nous seraient dotés d’une force de vie et de
sens bien supérieurs (même et peut être surtout pour les élites) non plus fondé
sur l’Avoir mais sur l’Etre[7]. Ce chemin aurait la
couleur du sens et l’odeur de la forêt. Décidément quelle ironie !
Au fond, il est possible que cet appel à
la valorisation de l’intelligence citoyenne ne fasse que reprendre les propos
de Erich Fromm, propos vieux de 40 ans, plaidant pour le recul civilisationnel
et psychique du mode « Avoir » pour laisser la place au mode
« Etre ».
« Avoir ou être ? " Le dilemme posé par Erich Fromm n'est pas
nouveau. Mais pour l'auteur, du choix que l'humanité fera entre ces deux modes
d'existence dépend sa survie même. Car notre monde est de plus en plus dominé
par la passion de l'avoir, concentré sur l'acquisivité, la puissance
matérielle, l'agressivité, alors que seul le sauverait le mode de l'être, fondé
sur l'amour, l'accomplissement spirituel, le plaisir de partager des activités
significatives et fécondes. Si l'homme ne prend pas conscience de la gravité de
ce choix, il courra au-devant d'un désastre psychologique et écologique sans
précédent[8] »
Que de temps perdu !
Il ne s’agit pas de prétendre que
l'ensemble des élites aient complètement démissionné mais force est de
reconnaître qu’au regard des résultats obtenus les 40 ans de fenêtres
politiques que nous avons eu pour transformer effectivement le réel n’ont pas
servi à grand-chose. Il m'arrive même de penser que l'ensemble des théories sur
le développement durable n’ont servi qu’à empêcher toute transformation en donnant
l'illusion d'une action…Dormez tranquille nous agissons….
Le réveil va se révéler cauchemardesque
pour tous. Il ne s'agit ici nullement d'un regard pessimiste mais d'un simple
constat partagé par l'ensemble de la communauté scientifique.
Alors oui : il nous a manqué d’intelligence et que nul ne dise le
contraire !
Ces années d’inactions se révéleront pour
les générations futures comme la plus grande bêtise dont l'humanité n’ait
jamais faire preuve. “vous saviez et
vous n'avez rien fait”. Il est évident que la survie de l'humanité passe par un
changement de paradigme et un autre projet existentiel et spirituel. La
question n'est plus de savoir si nous partageons les valeurs du marché, son
mode de satisfaction des besoins et la croissance…. Même les plus grands
partisans de cette doctrine ne pourront lui donner sens dans un monde dévasté. Le
désastre écologique sera aussi un désastre économique. Il ne s’agit plus de
construire un système qui satisfasse un nombre de plus en plus grand de nos
besoins mais un système qui régule nos besoins à la baisse (ou nous propose un
autre mode de satisfaction[9] ) même si pour cela nous
devions renoncer à de belles « choses »
Le chemin suivi par une société dépend de
son mode d’exercice du pouvoir donc de ses élites politiques. Et c’est donc
dans les mécanismes de sélection de ses élites que se jouent les grandes révolutions.
Pourquoi la sensibilité environnementale ne fut pas saisie comme la plus
grande des intelligences ? Telle est la question que les générations
futures méditeront dans le monde de demain si tant est qu’elles puissent encore
méditer quelque chose….
Il existe de multiples raisons pouvant
expliquer la faible place accordée à ce type de dispositions. Nous ne pouvons
pas toutes les décrire dans cet article[10] . Certaines sont techniques
et tiennent aux propriétés (il est peut-être plus complexe d'apprécier
cette forme d'intelligence).
Nous pouvons aussi y voir la trace d'une
société patriarcale dévalorisant certains types de dispositions considérés à
tort ou à raison comme féminines. Dans un monde dominé par les hommes, il n’est
pas étonnant que les dispositions viriles ou l’intelligence technique occupent
une place forte dans les processus de sélection sociale.
On peut aussi mettre en avant l’importance
« naturelle » des dispositions prédatrices pour exister dans un grand
nombre de champs. Après tout « la loi du plus fort prédateur » est
très présente dans le monde animal. On aurait tort d’en faire une loi naturelle
et universelle mais on ne peut nier que la force physique et tout ce qui va
avec (agressivité, ambition, soif de possession…), autrement dit, « le
capital Guerrier » a pu constituer une ressource facilitant l’accès au
pouvoir. Force est de reconnaître qu’il faut accomplir de nombreux progrès
civilisationnels, franchir de nombreux stades de développements sociaux et
psychiques pour que puisse advenir une civilisation permettant l’accès au pouvoir
aux âmes sensibles. Nous avons manqué de temps pour nous extirper de cette
culture de prédation. C’est la seule concession
que la vie pourra faire aux Hommes : d’avoir dès le départ créé un monde où il faut
se faire prédateur pour survivre…… alors les prédateurs prennent le pouvoir et
ils font ce pourquoi ils sont faits : posséder, accaparer les ressources,
développer leur égo…..
On peut aussi mettre en avant les logiques
de domination et de reproduction (Voir Pierre Bourdieu) comme facteur
explicatif de cette faible place. Chaque espace (champ social) est gouverné par
des capitaux et valorise certains types de dispositions. La valeur de certains
types de capitaux est susceptible d’exercer de profonds effets dans la
hiérarchie et les processus de domination. Force est de reconnaître qu’en
s’attaquant à la composition chimique du capital culturel des différents
espaces (une autre façon de formuler les enjeux de la valorisation de telle ou
telle forme d’intelligence), nous nous trouverons nécessairement face à un
certain nombre de forces visant la préservation de ce type de disposition au
motif que la valorisation d’autres formes de capital serait défavorable à leur
position au sein de l’espace social en question. On peut facilement comprendre
que les processus de conversion des formes de capitaux sont aussi, et avant
tout, des processus de remise en cause des hiérarchies.
Imaginez qu’au sein d’un univers comme
celui de l’école, nous ne privilégierons plus une forme de capital scolaire et
culturel spécifique mais une forme de capital relationnel et émotionnel.
Appliquer cette logique jusqu’au bout aboutit à conditionner l’obtention des
diplômes à la vérification d’un certain nombre de savoir émotionnel et
relationnel voire de comportements. Cela ne va pas nécessairement faire
disparaître d’autres formes de savoir mais leur accorder une autre place. Vous
allez ainsi produire une autre forme d’élite scolaire et peut-être même,
d’élite sociale. L’introduction au sein de différents espaces sociaux d’un
certain nombre de critères d’appréciation tournant autour des logiques de
bientraitance serait susceptible de remettre en cause bon nombre de
hiérarchies. Si vous êtes dominant[11], vous souhaitez conserver
cette position et donc vous allez militer pour faire prévaloir des dispositions
en conformité avec votre ethos (de votre genre ou de votre classe sociale).
10. Intelligence citoyenne et transformation sociale
Nous allons maintenant poursuivre nos
travaux en mettant en évidence tout l'intérêt transformationnel du concept
d'intelligence. Autrement dit, il s'agit de sortir ce type de disposition de la
sphère éthique et morale dans laquelle elle est trop souvent cantonné voir
reléguée pour la faire acquérir une valeur sociale et organisationnelle
supérieure ou moins égale à celle que l'on donne à d'autres formes
d'intelligence…. économique.
Si nous acceptons l'idée au fond assez
simple qu'il existe chez certains individus des aptitudes susceptibles de
développer chez eux une énergie au service du bien commun, si nous acceptons que
ces aptitudes leur permettent autant qu'il est possible de le faire d'œuvrer pour
créer des modes de fonctionnement harmonieux équilibrés, pacifiés, sages,
protecteurs, écologiques et bientraitants. Il devient alors assez évident
qu'une société doit travailler à cultiver cette forme d'intelligence comme le
bien le plus précieux. Encore une fois la vérité d'une société, son projet
existentiel et spirituel (et donc son avenir…), peut se lire dans les formes de
dispositions sociales qu'elle valorise et qu’elle consacre. Dis-moi quelles sont les aptitudes que tu consacres,
je te dirai quelles sont tes élites et tu connaîtras alors ton avenir !
Une société doit donc travailler à cultiver et diffuser dans le corps
social, dans les « champs» sociaux », ce type de dispositions. Nous
enclencherons alors ce processus de citoyennisation de la société.
Mais pour que ces dispositions soient influentes au sein d’un espace, il faut
qu’elles se constituent (ou qu’une banque symbolique les constitue) en capital
au sens Bourdieusien. Il est nécessaire que ce type de dispositions
individuelles prennent de la valeur au sein d’un espace c’est-à-dire qu’elles
deviennent utiles. C’est ainsi que se mettra en place le processus d’attraction
et d’orientation de l’énergie sociale du champ vers l’acquisition de ce type de
disposition. Sur un plan formel, ce processus d’attraction s’appuie
sur les dispositifs de formation, de sélection, d’évaluation, de transmission…
En d’autres termes, la capitalisation citoyenne d’un espace
social peut aussi se définir comme le processus permettant de rendre intéressant
l’acquisition de certaines dispositions morales et culturelles.
Citons Jacques Merchiers analysant la question de l’existence de
dispositions morales dans la sociologie bourdieusienne et s’attardant ainsi sur
la notion d’intérêt :
« Bourdieu se demande bien s’il ne
serait pas possible d’envisager, fût-ce à titre de perspective idéale, la
notion d’un intérêt tellement particulier qu’il serait « intérêt au
désintéressement » ou mieux, une disposition désintéressée ou généreuse. Il
envisage ainsi qu’il puisse exister « des univers sociaux dans lesquels la
recherche du profit strictement économique peut être découragée par des normes
explicites ou injonctions tacites de sorte que les individus soumis à ces
champs acquièrent « des habitus “désintéressés”, des habitus antiéconomiques,
disposés à refouler les intérêts, au sens étroit du terme (c’est-à-dire la
poursuite des profits économiques »[1].
Il s’agit d’une véritable entreprise de fertilisation
des espaces sociaux permettant de donner à ce type de dispositions de
la force, une puissance d’attraction telle qu’elles peuvent orienter
l’énergie individuelle et collective et faire œuvre de socialisation.
Il nous faut observer et comprendre le travail
social de conversion des dispositions individuelles en des formes de capitaux.
Par quelle magie sociale et symbolique, chaque espace social fabrique des ethos
?
Il le fait en inventant et en déployant
une technologie de la fabrique des ethos en conformité avec ses
enjeux. Pour que de telles dispositions deviennent attractives, il faut d’abord
qu’elles se fassent capital. Il faut les faire exister (référentiel de
compétences), les reconnaître voire les consacrer (évaluation…) et peut être
même les rémunérer (la notion de rémunération au mérite est censée récompenser
certaines compétences dont des savoir-être). Il faut aussi les transmettre
(formation…). Il est aussi utile de réguler les contrevenants c’est-à-dire
d’exclure de l’espace social autant que de possible les individus n’ayant pas
intériorisé les codes, (sanctionner, discipliner…). Mais le plus efficace est
encore de mettre en place des barrières à l’entrée pertinentes (processus de
recrutement et de sélection…).
Formulé de cette façon, ce type
d’entreprise peut se révéler inquiétant ou liberticide. Elle heurte notre
sentiment de liberté. En réalité, ce type de pratique sociale est le quotidien
des directeurs des ressources humaines, des entraineurs, des prêtres….Une
telle entreprise de socialisation est, en effet, largement à l’œuvre dans
le corps social. Elle vise, il est vrai, plus à produire un « nouvel esprit du
capitalisme » mélange d’esprit de compétition, d’individualisme et de
matérialisme qu’à cultiver les comportements pro-sociaux.
C’est dans ce travail social que ce
joue en grande partie la fabrique des ethos. C’est donc grâce au développement
d’une expertise de ce travail social sur l’intériorité que nous pouvons espérer
donner naissance à « l’homoécologicus ». A défaut, nous allons prier pour voir
émerger « spontanément », comme sortie de nulle part, de nul champ social (un
OVNI venu d’un autre monde social), une nouvelle conscience citoyenne capable
de répondre aux enjeux écologiques. Pour naître, une telle conscience devrait
se révéler plus puissante que l’ensemble des forces sociales orientant nos
ethos contemporains vers l’individualisme, la consommation, le plaisir… Sans la
mise à disposition d’outils lui donnant plus de force, le combat est perdu.
Ø La régulation citoyenne et écologique
Si nous laissons les espaces sociaux
fonctionner centrés sur leurs propres enjeux, ils développent une certaine
conception de la grandeur produisant des dispositions centrées sur leurs
propres intérêts et sans lien avec la notion de bien commun. Tout l’enjeu du
développement de la citoyenneté consiste à tenter d’introduire de la
régulation citoyenne au sein de chaque espace social, c’est-à-dire
d’introduire des formes de capitaux invitant voire contraignant les agents à
développer un certain nombre de dispositions, développer certains comportements
car ce type de comportements fait désormais sens au sein de l’espace social.
Il fait partie intégrante des enjeux, des nécessités et des règles du jeu du
fonctionnement de cet espace.
La ligue LOL « scolairement éduqués,
professionnellement évolués mais humainement sous-développés ».
À l’heure où j’écris ces mots, la scène médiatique découvre avec stupeur
l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler « la ligue LOL ». Il s’agit d’un groupe d’hommes utilisant
Internet pour harceler notamment des femmes et des homosexuels. L’effet de
sidération tient notamment au fait que ces derniers occupent des postes
prestigieux et à responsabilité dans des univers culturels à forte valeur
symbolique et situés plutôt à gauche. Nous avons donc à faire à des individus
disposant d’un capital culturel et symbolique particulièrement élevé. Il n’est
pas rare d’ailleurs qu’ils aient pris des positions extrêmement progressistes
sur la question féminine dans certains de leurs articles. Ils sont
scolairement éduqués et professionnellement évolués mais humainement
sous-développés. Non seulement la vie (j’entends par là, l’ensemble de leur parcours professionnel et scolaire) ne leur a rien
appris d’important mais cette absence d’humanité ne les a pas empêchés de faire
une brillante carrière dans les différents espaces sociaux (ils disposaient du
capital professionnel adéquat : diplôme, compétence littéraire, réseau,
utilisation d’Internet, sens moral progressiste…. dans les écrits…). C’est d’ailleurs leur poste à responsabilité qui leur a
permis d’agir en toute impunité (peur des représailles).
Ce qui sidère dans cette histoire, c’est
qu’elle dévoile l’effroyable vide psychique de ces parcours
Le système ne sélectionne pas sur la base
de la question humaine. Il n’y aucune raison particulière pour que la compétence
d’humanité occupe une place de choix. Pour réussir, vous devez faire
bonne figure, maîtriser les codes, disposer d’un capital professionnel mais si
vous n’avez pas travaillé la question essentielle (celle du pouvoir, de mon
rapport à l’autre…) alors l’hurbis viendra frapper à la porte de votre
âme professionnelle et vous vous ferez tyran.
C’est pour cette raison que la question de
la prise en compte de la compétence d’humanité, de la citoyenneté (donnez-lui
le nom que vous voulez pour peu qu’il ait la couleur de la bientraitance) dans
les processus de sélection est décisive.
Nous allons maintenant étudier les
modalités de cette action politique à travers l’examen des relais techniques et
symboliques permettant de passer d’une logique de valorisation éthique à un
processus de capitalisation au sein d’un espace social. Nous étudierons
notamment une des voies les a plus puissantes de capitalisation qu’est le
processus de sélection.
11. Sélection et sensibilité
citoyenne
La clé de tout projet de transformation
sociale est probablement à trouver du côté de la transformation de nos
processus de sélection.
Essayons de regarder quelques instants les
mécanismes actuels permettant de porter au pouvoir des individus qui ont été
sélectionnés scolairement. Pour réussir dans l’univers scolaire, ils ont dû
cultiver certaines capacités et en mettre de côté d’autres. Ils ont dû faire
preuve d’une certaine forme d’intelligence, apprendre « par cœur » un
certain nombre de cours. Ils ont dû développer un esprit compétitif et enfin
peut-être surtout ils ont dû se conformer à un certain nombre de normes
scolaires et ont donc parfaitement intériorisé la nécessité de se soumettre aux
enjeux des espaces sociaux qu’ils fréquentent. Ils sont devenus d’excellents
élèves et ont parfaitement compris comment devenir un excellent agent d’un
espace social.
Ø L’exclusion de la sensibilité citoyenne
À aucun moment, il n’a véritablement été
question de savoir si ces individus possédaient des dispositions citoyennes. On
peut même, à bien des égards, considérer que de tels individus ont pu être exclus au motif qu’ils ne
possédaient pas les dispositions compétitives nécessaires –trop sensibles, trop
indépendants, trop émotifs…. Aucune des dispositions que nous avons
proposées comme composantes du capital de citoyenneté n’a été prise
en considération. Autrement dit, notre système social porte au pouvoir des
individus possédant une certaine forme d’intelligence logico-mathématique en
laissant de côté les autres formes possibles d’intelligences pourtant sources
de sagesse. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas, parmi eux, des individus vertueux au sens de la
citoyenneté. C’est indéniablement vrai. Il existe des grands hommes et
formidables femmes mais la question du fonctionnement social optimum n’est pas
celle-ci. Nous ne pouvons pas confier au seul hasard social la sélection de
grands hommes. Soyez sélectionnés sur la base de critères techniques en
croisant les doigts pour que vous acquérez au cours de votre parcours quelques
compétences d'humanité.
Certains espaces et plus précisément
certaines fonctions doivent être sacralisées. On ne devrait jamais entendre «
c’est comme partout, il y a des bons et des mauvais parmi les
responsables ». Vous voulez grimper les échelles de la réussite et prendre en
charge des responsabilités importantes. Merveilleux projet. Cela implique de
vous soumettre à un référentiel de bientraitance. « Que nul n’entre ici s’il
n’est pas bientraitant » ou plutôt « que nul n’entre ici s’il ne cherche pas à
l’être autant qu’il est possible de le faire dans l’espace social dans lequel
il évolue ».
La véritable question de la sélection
citoyenne est la suivante : dans quelle mesure peut-on fabriquer un système
social de sélection permettant de prendre en compte l’existence de dispositions
citoyennes pour porter au pouvoir des individus bientraitants, empathiques,
émotifs, respectueux, ayant le souci du long terme et de la protection de
l’environnement ?
La réponse à cette question est à trouver
dans la mécanique de la sélection. Ce que nous proposons d’appeler LA « CITOYENNISATION » des processus de sélection.
Cette question fera l'objet d'un prochain
article
Antony GALLAIS
[1] Gardner,
Howard. Les Intelligences Multiples: La théorie qui bouleverse nos idées reçues.
Retz, 2008.
[2] « Numéro
8 | Sagesses-Bouddhistes ». Bouddhisme | France | Sagesses Bouddhistes Le
Magazine. Pierre Rabhi « à contre-courant faire la simplicité une puissance »
[3] GOLEMAN
( Daniel), L’intelligence émotionnelle,
Collection J’ai lu, 2014.
[4] [1]
Bernaud, Jean-Luc - Introduction à la psychologie existentielle - Broché - 2018
[5] Antonia
Csillik, Les ressources psychologiques : Apports de la psychologie positive,
Dunod, 2017
[6] Un
instrument de mesure de l’actualisation de la personne à l’usage des praticiens
Gilbert Leclerc Richard Lefrançois Micheline Dubé Réjean Hébert
[7] Avoir ou
Être ? Un choix dont dépend l'avenir de l'homme par Erich Fromm Éditions Robert
Laffont © 1978 – Page de couverture
[8] Avoir ou
Être ? Un choix dont dépend l'avenir de l'homme par Erich Fromm Éditions Robert
Laffont © 1978 – Page de couverture
[9]
Satisfaire nos besoins : un choix de société - Jean-Christophe Giuliani –
Edition du Net
[10] Pour
une description plus détaillée « Antony GALLAIS ou NICOHET - les intelligences citoyennes - Edition BoD – Année 2020 »
[11] Nous
aurons l’occasion de revenir sur cette question dans un autre article mais il
ne me semble pas que l’opposition fondamentale sur le plan de l’IE soit à
trouver du côté du clivage entre les classes dominées et les classes dominantes
mais entre une classe prédatrice et une classe citoyenne qui transcendent les
clivages sociaux. Force est de reconnaître que chez les dominés comme certains
famille d’âme sont mieux armées pour conquérir le pouvoir.
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